92. ENVOL
Je vole.
Sous moi la cité d’Olympie s’éloigne et disparaît.
Je me sens fort. Ma force émane de ma colère et de mon sentiment d’avoir repris mon destin en main. J’ai enfin l’impression de contrôler quelque chose. Que c’est bon la colère. J’aurais dû me fâcher depuis longtemps. C’est comme si j’avais sauté du train en marche. J’ai l’impression d’avoir cassé la vitre du wagon pour me précipiter sur le ballast.
Je n’ai plus rien à perdre. Je me suis mis tout le monde à dos : les Maîtres dieux, les élèves dieux, les chimères, sans parler de mon peuple dauphin qui, s’il savait, m’en voudrait de l’avoir abandonné. Comme disait un ami mortel de Terre 1 : « Tout homme qui entreprend quoi que ce soit a systématiquement trois sortes d’ennemis : ceux qui voudraient bâtir le même projet à sa place, ceux qui voudraient réaliser le projet contraire, et surtout la grande masse de ceux qui ne font rien. Et ceux-là sont souvent les critiques les plus virulents. »
Je vole.
Je crois que rien n’est inscrit, qu’il n’y a pas de scénario consigné dans un grand livre. Je ne suis pas un personnage. Je suis le rédacteur de ma propre vie. Je l’écris ici et maintenant. Déjà sur Terre 1, je ne croyais pas aux horoscopes.
Je ne croyais pas aux lignes de la main.
Je ne croyais pas aux médiums.
Je ne croyais pas au Yi king.
Je ne croyais pas au tarot. Ni au marc de café.
Et même si cela marchait, ne seraient-ce pas uniquement des moyens pour m’inciter à rester dans le scénario ?
Maintenant je suis hors scénario. Je suis sûr que mon vol avec Pégase vers les sommets n’a été ÉCRIT NULLE PART. Personne ne peut lire où que ce soit ma prochaine aventure. J’écris ma vie à chaque seconde sans que quiconque puisse connaître la page suivante. S’il le faut, je vais mourir d’un coup et l’histoire s’arrêtera. Être libre, c’est dangereux, mais c’est grisant. Je suis mieux qu’un dieu, je suis un être libre.
Il fallait que je touche le fond pour trouver l’énergie de me retrouver. Je suis maintenant seul et tout-puissant. Plus fort que Dieu, pire que le diable. Et si on me mange, on meurt.
En bas, je vois l’île qui présente une forme un peu triangulaire, avec des zones que je ne connais pas. Elle ressemble à une tête. Les deux petites montagnes autour d’Olympie forment ses yeux. La cité carrée son nez. La plage son menton. La grande montagne forme son front. Je distingue vaguement, derrière ce front élevé, deux protubérances de terre semblables à deux grandes mèches.
La mer est irisée de reflets mordorés. « Edmond Wells, tu es dans l’eau, je suis dans les airs. »
Le soir tombe. Le soleil prend une teinte rosée. Je monte.
Je comprends peu à peu à quel point mon cheval ailé est d’une puissance incroyable. À chaque battement de ses longues ailes blanches je suis propulsé en avant de plusieurs mètres.
Je m’élève au-dessus de la paroi raide et orange. Je fonce vers le sommet toujours enveloppé dans son manteau de brouillard.
Je suis au-dessus des frondaisons.
Je survole le fleuve bleu, je survole la forêt noire, je dépasse la plaine rouge, je m’élève encore et je rejoins la paroi qui mène à la rocaille orange.
Le ciel s’obscurcit progressivement. Est-ce la nuit ? Non, ce sont des nuages sombres. Soudain un éclair fend ces nuages. Je sens que mon destrier a peur de l’orage. Je me crispe sur sa crinière. La foudre produit des marbrures éphémères, accompagnée d’un chant grave qui résonne dans ma cage thoracique. Une goutte tombe sur ma main.
Il pleut dru.
Je suis trempé et j’ai froid. Je resserre mes jambes contre les flancs de Pégase.
— Allez, Pégase, approche-moi du sommet, c’est tout ce que je te demande.
Nous sommes au-dessus de la zone orange.
Je tire sur la crinière et crispe mes doigts dans les longs poils. Ses ailes mouillées sont de plus en plus lourdes. Elles brassent l’air avec difficulté.
De son propre chef, Pégase décide d’atterrir, comme le ferait n’importe quel oiseau. J’ai beau lui frapper les flancs des talons, l’animal ne veut plus bouger tant que je ne suis pas descendu. Je mets pied à terre. Alors Pégase redécolle et vole en direction d’Olympie.
Je suis encore sur le territoire orange et le sol est lumineux. Des cratères, des petits volcans et des veinules jaunes comme des craquelures laissent apercevoir la lave qui circule. Je comprends que ce sont ces volcans qui alimentent le manteau de nuages permanent.
Je marche dans la zone des statues, un peu plus loin que le palais de Méduse. Toutes semblent me regarder avec réprobation. Je reconnais celle de Camille Claudel et me parcourt un frisson d’horreur. Pas le moment de me transformer en pierre.
Je traverse la forêt de statues en courant sous la pluie. Enfin la foule immobile est derrière moi.
La Gorgone ne m’a pas repéré, elle aussi a préféré rester à l’abri, au sec dans son palais. Cette averse me protège.
Je parviens au pied d’une paroi rocheuse quasi verticale que je grimpe en m’aidant des mains et des pieds. Je n’ai pas l’intention de renoncer maintenant. De toute façon je n’ai plus le choix. La roche mouillée glisse sous mes mains, ma toge trempée semble peser des tonnes, mais je trouve des appuis et me propulse en avant. Après avoir dégringolé plusieurs fois, je me hisse sur un dénivelé. Un vaste plateau recouvert d’une forêt de sapins. Je suis épuisé et la pluie redouble. Puis elle se transforme en grêle. Je ne peux plus continuer.
Je trouve un sapin creux dont l’orifice est tourné vers la montagne. Je me blottis entre ses racines. Protégé par ce bel arbre, je coupe quelques fougères pour dresser un mur protecteur qui bouche l’entrée.
À travers les fougères je scrute la montagne toujours couronnée de brumes.
Je tremble de froid. Je ne vois pas comment tout cela pourrait s’arranger. Mais je sais une chose : je ne veux plus faire marche arrière.